Des esclaves énergétiques

Publié le par Pierre Thiesset

 

9782876735545.jpgA l'école, l'enseignement de l'histoire rassure les enfants : il n'y a plus d'esclaves. Après que les Lumières aient condamné cette forme d'exploitation absolue, Victor Schoelcher est passé par là et la France-pays-des-droits-de-l'Homme a décrété l'abolition en 1848. Un siècle plus tard, l'esclavage disparaissait définitivement de la planète : « La pression internationale (convention de Saint-Germain-en-Laye, 1919 ; Déclaration universelle des droits de l'homme, 1948) a imposé aux derniers Etats esclavagistes d'aligner leur législation sur le droit commun », affirme le dictionnaire des idées reçues (Encyclopédie Larousse, 2005). Fini, le temps des colonies, des barbares grecs et romains. Notre civilisation est supérieure, notre modernité irréprochable, nos mains propres.

 

Fermez le ban ? Jean-François Mouhot bat en brèche ce consensus confortable. Dans son ouvrage Des esclaves énergétiques, l'historien montre que l'esclavage perdure, même s'il a pris une nouvelle forme.

 

A la base de l'expansion : la boulimie d'énergie

 

L'utilisation croissante de la main-d'oeuvre servile a été une condition nécessaire à l'avènement de la révolution industrielle. A partir du XVe siècle, l'expansion coloniale, l'exploitation des hommes et des ressources pillés sur de nouveaux territoires ont permis l'accumulation de capital et l'essor économique1. La mondialisation des échanges et la division internationale du travail n'ont cessé de se renforcer depuis. Si l'abolition de l'esclavage a fini par s'imposer, ce n'est pas par un soudain accès de philanthropie des maîtres de l'appareil productif, mais parce que l'utilisation massive de combustibles fossiles a permis d'augmenter la productivité. C'est avec l'avènement d'une abondante énergie mécanique que l'on a pu se passer de l'esclavage. La croissance des profits, qui repose sur une utilisation sans cesse accrue d'énergie, trouvait dans la machine thermique un gisement bien supérieur aux muscles limités de l'homme2.

 

Pour Jean-François Mouhot, notre organisation sociale basée sur les combustibles fossiles se rapproche donc des sociétés esclavagistes. Notre prospérité ne repose plus sur la traite négrière, mais sur l'approvisionnement en énergie. Celui-ci est toujours assuré par la violence : l'armée des Etats-Unis n'hésite pas à mener des guerres en Irak et en Afghanistan pour contrôler une région essentielle à l'acheminement de pétrole ; Total viole allègrement les droits de l'Homme en Birmanie ; Shell tue les opposants à l'extraction de l'« or noir » au Nigeria... L'exploitation de sables bitumineux au Canada se fait au mépris des populations locales, tandis que la production d'agrocarburants est planifiée par l'Europe et les Etats-Unis sans aucun souci pour les peuples affamés. Si l'auteur cible son analyse sur les énergies fossiles, nous pourrions ajouter à ce sinistre tableau l'exploitation de l'uranium au Niger, qui fournit le combustible de nos centrales nucléaires ; l'extraction de lithium en Bolivie ou au Tibet pour alimenter les batteries des voitures électriques, ordinateurs et autres téléphones portables ; la production de cobalt au Congo, etc.

 

L'enfer, ce n'est pas que les autres

 

La thèse de ce livre dense et concis éclate comme un coup de poing : les esclaves sont devenus énergétiques. Les machines ont remplacé les hommes. Et les esclavagistes barbares, ce sont nous tous, riches occidentaux, qui avons à notre disposition une force de travail mécanique colossale pour nous transporter, nous divertir, cuisiner... En un siècle, la consommation d'énergie par personne a été multipliée par sept3. Aux Etats-Unis, un consommateur moyen dispose d'une énergie mécanique comparable à celle que lui fourniraient 300 esclaves.

 

« Oui, mais nous ne faisons pas souffrir directement des hommes ! », pourrait s'innocenter le lecteur de cet essai. Directement, non. Ici, l'esclavage est discret, la souffrance cachée. Elle est infligée à des gens que l'on ne voit pas en face. Mais elle est bien réelle. L'énergie que l'on brûle pour alimenter notre mode de vie, c'est autant de moins pour les autres. Cette spoliation se double d'un chaos climatique, dont les conséquences s'abattent d'abord sur les pauvres des pays dominés (sécheresse, famines, submersion d'îles...). Pas de doute, pour Jean-François Mouhot, « notre addiction aux énergies fossiles contribue indirectement à faire souffrir un certain nombre de gens dans le monde ».

 

Et nous ne pouvons pas avancer l'excuse de l'ignorance. Les conséquences de notre mode de vie sont abondamment documentées. Georges Bush père lui-même reconnaissait que l'opulence des uns générait un marasme général, quand il déclarait au sommet de la terre de Rio de 1992 : « Le mode de vie américain n'est pas négociable. » Ce doigt d'honneur adressé à l'ensemble de l'humanité est d'autant plus odieux que les pires scénarios ont été prévus par les états-majors. Le Pentagone anticipe déjà les conséquences du réchauffement climatique sur la sécurité des Etats-Unis : des forteresses défensives sont imaginées pour tenir à l'écart les réfugiés climatiques, l'intensification des guerres pour le contrôle des ressources est attendue. Un rapport annonce : « Les troubles et les conflits seront alors des traits permanents de la vie sur terre. »4 La pénurie énergétique et le dérèglement climatique que les nouveaux esclavagistes provoquent, c'est-à-dire les citoyens ordinaires des pays riches, apparaîtront prochainement comme des actes barbares, des transgressions égoïstes et immorales, prévient Des esclaves énergétiques.

 

C'est justement pour nous ouvrir les yeux que Jean-François Mouhot a choisi cet angle d'attaque audacieux, volontairement provocateur. Etablir une analogie entre nos actes quotidiens et l'esclavage permet de nous interpeller, d'ébranler nos certitudes, de nous réveiller. L'auteur nous invite à un auto-examen déstabilisant, pour un sursaut individuel et collectif. Comme l'écrit Jean-Marc Jancovici dans sa préface : « On lira donc avec grand intérêt cet essai qui, à n'en point douter, apporte un éclairage inédit sur l'apport des combustibles fossiles aux sociétés humaines. »

 

Jean-François Mouhot, Des esclaves énergétiques. Réflexions sur le changement climatique, éditions Champ Vallon, 2011, 17 euros.

 

Une excellente tribune écrite par l'auteur a été publiée par le journal Le Monde. Condensé du livre, l'article est disponible sur le site Internet de Carfree.


1Nicolas Beaud, Histoire du capitalisme, Seuil, 2000.Lewis Mumford, Le Mythe de la machine, Tome II : le Pentagone de la puissance, Fayard, 1974.

2Alain Gras, Le Choix du feu, Fayard, 2007.

3Philippe Bihouix, « La décroissance ou l'âge de fer », dans La Décroissance n° 81, juillet-août 2011.

4Rapport secret du Pentagone sur le changement climatique, Allia, 2006, p. 64

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